dimanche 16 décembre 2007

My Blueberry Nights

My Blueberry Nights
Réalisation : Wong Kar-Wai
Avec : Norah Jones, Jude Law, David Strathairn, Rachel Weisz, Natalie Portman

Après une désertion involontaire des salles de ciné, me voici revenue à des pratiques plus normales. Et pour faire les choses en grand, j'ai choisi le nouveau film de Wong Kar Wai, et je ne me suis pas trompée : c'est magnifique.

Pour que les choses soient bien claires dès le début : Wong Kar Wai est mon idole, un des plus grands cinéastes contemporains à mon avis, et 2046 un des plus beaux films au monde. (Comment ça j'exagère ? Mais point du tout. Courez tous voir 2046 et le premier qui me dit qu'il aime pas, je lui casse la g***).

Bon, plus sérieusement. On a ici encore des personnages en quête d'eux-mêmes, en quête de leur bonheur, filmés avec une poésie incroyable.
Et poésie ça ne veut pas dire gnan gnan, hein, surtout pas. Jamais de gnan gnan chez WKW. Les scènes entre Sue Lynne (Rachel Weisz, magistrale et poignante, comme d'habitude) et son mari peuvent le prouver.

Toujours et encore, ce jeu sur les lumières dans le noir : néons, reflets, feux, phares... espoir ? qui donne cette ambiance si caractéristique autour de personnages perdus dans leur ville et dans leur vie. Solitude dans la multitude.

Mention spéciale pour Natalie Portman, surprenante en jeune poker-addict tortueuse (torturée ?) incapable de rester en place.

Et puis WKW réinvente le baiser de cinéma, et ça ce n'est pas rien. Il le rend... gourmand :)

C'est dur de parler d'un beau film, j'ai presque peur de lui enlever sa magie en le décortiquant. Alors je vais m'arrêter là. A vous de faire le reste et d'aller vite le voir !


jeudi 6 décembre 2007

Le Clair et l'Obscur

"Toute pensée contre-pense"

Le Clair et l'Obscur
Jean Paulhan
Gallimard, coll. Les Cahiers de la nrf, 1999
144 p.

Voilà un livre qui m'a fait une jolie surprise : je l'ai pris au pif à la bibliothèque en croyant que c'était de la critique littéraire (vu le titre, qui pour moi représente parfaitement ce qu'est la critique), et en fait pas du tout !
C'est un petit livre très personnel, qui part de deux expériences banales à première vue, que Jean Paulhan a faites dans des circonstances très différentes. Puis qui va loin, très loin.

Pendant la guerre de 14-18, alors qu'il était dans une ruine, au milieu de tirs croisés, impression d'irréalité : les bombes et les tirs deviennent feu d'artifice. Il a cette sensation que tout a été organisé pour lui, que le reste du monde est factice. C'est alors qu'il casse une vitre avec son pied, et que ce geste le fait revenir à la réalité.

Longtemps après, alors qu'il ne veut pas réveiller sa femme qui dort, il allume très brièvement la lumière pour avoir une vision des obstacles, et traverse la chambre dans le noir en essayant de ne pas se cogner. Manoeuvre qui, en le rendant extra-conscient, lui fait redécouvrir tous ces objets trop familiers qu'il ne "voyait" plus depuis longtemps.

Le noir fait donc voir, tout comme l'on sait que trop de luminosité aveugle. Entre le clair et l'obscur, Paulhan opère un va-et-vient permanent. Presque comme un jeu, l'un explique l'autre, l'autre aboutit à l'un.

Paulhan va au fond des choses, tout au fond. Il va même derrière les choses, puis il les retourne, en fait le tour, et revient devant. Ça en serait presque trop, si ce n'était pas d'une telle intelligence. Trop de mises en perspectives peuvent donner le tournis. Mais ici, cela provoque le "décollement" de la réalité. On s'en décolle, ou plutôt, on la décolle de nous.
Car comment penser la réalité alors que l'on en fait partie ? Toute pensée sur la conscience vient précisément de notre conscience : comment penser une chose alors que l'on est nous-même cette chose ?

Cette manière de partir d'un événement tout simple, puis d'en extraire pas à pas toute la substance, toute la signification, la manière de prendre cet événement comme exemple de l'existence du monde extérieur puis comme base d'une réflexion sur la conscience, c'est réellement impressionnant.
A chaque chapitre, on passe à une étape supérieure. A la fin d'un chapitre je me souviens avoir lu "Il y a plus." et avoir pensé "Noooon c'est pas possible, il ne peut pas y avoir plus !"

Et bien si. Et Paulhan finit par revenir sur ce qu'il a écrit au début ("page tant, j'ai écrit ceci"), mise en abyme qui aboutit à la problématique de l'irréductible écart entre mots et expérience, et à l'éternelle question : comment raconter l'"iracontable" ?


mardi 27 novembre 2007

Emma

"Handsome, clever and rich"

Emma
Jane Austen
Penguin Classics, 2003
512 p.

Oui, j'ai mis très longtemps à le lire, je ne vous le fais pas dire. (Pour ceux qui ne suivent pas, j'avais commencé ce jour-là.)
Mais aussi j'ai des excuses !
- j'ai lu plein d'autres choses en même temps. Cf ce blog.
- j'ai du lire et présenter un manuscrit nullissime, qui m'a pris du temps parce que par acquis de conscience, je l'ai lu jusqu'au bout et croyez-moi, en vrai, au bout de la 3e page il aurait fini dans ma poubelle.
- il pleut (oui, c'est une raison tout-à-fait valable)
- et surtout je lis beaucoup moins vite en anglais.

Emma, donc !
Emma qui s'improvise "match-maker", et qui passe son temps à essayer de deviner qui aime bien qui, et qui devrait se marier avec qui, la recherche de mariage étant l'activité principale (pour ne pas dire unique) des jeunes filles de cette époque. Après la phase observation, elle passe à la phase "organisation du hasard" puis à la phase "lavage de cerveau" qui consiste à glisser à chacun des petites insinuations faisant clairement comprendre que l'autre est profondément amoureux/se. Comme quoi Amélie Poulain n'a pas été la première à inventer ce stratagème...

Sauf qu'avec Emma, ça rate.
Au fur et à mesure des révélations, le lecteur s'aperçoit que ses théories loooonguement élaborées sont toutes fausses et qu'Emma s'est trompée de bout en bout (y compris sur ses propres sentiments).

Autant le dire clairement, je n'ai pas accroché plus que ça. Il manque le dynamisme et l'humour qu'il y avait dans Pride and Prejudice, que j'avais vraiment préféré.
La mise en place est trop longue : au bout d'une centaine de pages, rien n'a vraiment commencé, et le personnage qui va donner du ressor à tout ça n'apparait qu'à la page 140...

On est d'autre part dans ce style anglais typique où la description des caractères se fait à travers les dialogues. C'est particulièrement éprouvant pour les personnages dont la caractéristique est de parler trop et de fatiguer tout le monde. Au lieu d'avoir une phrase ("Elle parlait trop"), on a la réplique qui dure trois pages et effectivement, oui, on se rend bien compte tout seul qu'elle parle trop. Et l'on est reconnaissant envers les autres personnages qui essayent bravement de la couper sans paraître impolis...

Et puis Emma m'est antipathique. Elle se pense au-dessus du lot de façon tellement naturelle et incontestée que ça m'énerve. Elle se lie d'amitié pour Harriet, mais d'une façon étrange, plus pour se donner le sentiment d'être bonne et généreuse envers une "inférieure" plutôt que par réelle affection.
Elle "l'éduque", la pousse à séduire un gentleman puisque, dit-elle, Harriet a maintenant de quoi prétendre à viser plus haut que son rang. Sauf que quand elle s'aperçoit que le gentleman en question, c'est celui qu'elle veut pour elle-même, d'un coup d'un seul, Harriet redescend tout en bas de la hiérarchie sociale, et Emma s'étonne qu'elle ait pu seulement oser penser à lui légitimement.

Après quantité d'effets de séduction (voulus ou non), et après quelques espérances de promotion sociale, on s'aperçoit au final que les mariages restent d'un conventionnel affligeant. Ceux d'en bas avec ceux d'en bas, ceux d'en haut avec ceux d'en haut.
Au moins, dans Pride and Prejudice, il y avait un mariage-ascenseur-social !

Et franchement, s'il n'y a même pas le côté "et l'humble bergère épousa le roi bon et respecté", à quoi bon écrire des histoires de mariage, je vous le demande.

Et puis, remarque bassement matérielle (mais je suis une fille comme ça, il faut vous y faire), j'avais acheté ce livre dans la collection Penguin Popular Classics, et bien je ne vous conseille pas. D'ailleurs, l'édition n'est même pas en vente sur Amazon, ils ont honte je suis sûre. Outre que la couverture soit d'une mocheté finie grâce à cette couleur résultat d'un mix entre vert pomme et caca d'oie, le maquettiste a visiblement eu pour mot d'ordre de COMPRESSER le texte, et il a réussi au-delà de ce qui est supportable. On lit du 40 lignes par page dans une police de 6 pouces max, et visiblement les marges intérieures sont passées à la trappe puisqu'on est obligé de casser le livre à mort pour pouvoir lire le début/la fin des mots. Après quoi l'on s'aperçoit qu'on a les pouces tout noirs et qu'on a laissé de jolies trainées d'encre sur les pages de ce papier recyclé horrible qu'affectionnent nos amis les Anglo-saxons... 
A lire donc (ou pas), mais dans une vraie édition.


"To restrain him as much as might be, by her own manners, she was immediately preparing to speak with exquisite calmness and gravity of the weather and the night ; but scarcely had she begun, scarcely had they passed the sweep-gate that she found her subject cut up - her hand seized - her attention demanded, and Mr E. actually making violent love to her* : availing himself of the precious opportunity, declaring sentiments which must be already well known, hoping - fearing - adoring - ready to die if she refused him ; but flattering himself that his ardent attachment and unequalled love and unexampled passion could not fail of having some effect, and in short, very much resolved on being seriously accepted as soon as possible. It really was so."

* je me permets de préciser que ça veut dire qu'il lui déclare sa flamme, et non qu'il lui fait l'amour avec violence, ce qui aurait été ma foi légèrement incongru.

mercredi 21 novembre 2007

Boule de Suif et autres nouvelles

"Puisque c'est son métier à cette gueuse !"

Boule de Suif
Guy de Maupassant
Nathan, coll. Carrés Classiques, 2006
120 p.

Et bien non, je n'avais même pas lu Boule de Suif à l'école moi !
Mais comme ça m'est tombé gratos dans les mains et dans une édition trop chouette (merci Nathan et Mme T, vous voyez je fais de la pub), que c'est un texte court qui se lit très vite et très bien, je me suis rattrapée.

Et j'ai été soufflée par l'ironie et la cruauté de Maupassant. Au service de la peinture d'une autre cruauté : celle des "honnêtes gens". Boule de Suif est une prostituée au grand coeur et qui a des principes : elle refuse d'avoir tout contact avec l'ennemi. Toute collaboration, si le mot de sonnait pas anachronique. Or, dans une auberge, son refus de céder à un officier prussien a pour conséquence d'empêcher une dizaine d'honnêtes bourgeois à voyager (fuir serait le mot exact, mais eux disent "voyager"). D'où : conspiration pour la faire céder, avec arguments de la plus haute morale, et foi la plus pure. Navigation chevronnée en pleine casuistique.

Plus j'avançais dans ma lecture et plus je lisais vite : d'abord "non, elle va pas céder, elle va pas céder..." puis "c'est pas possible, elle va se venger, elle va se venger..." et puis bing, la fin.
Le dernier mot - "ténèbres" - reste en bouche avec un goût amer...

Un Duel

Étrange nouvelle qui met en scène un Français, un Prussien et deux Anglais, chacun étant peu ou prou la personnification de son pays. Le Prussien, caricature de mépris, de méchanceté et de sadisme, est pour le coup très envahissant (car envahisseur). Les Anglais, eux, semblent "indifférents à tout, comme s'ils s'étaient trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde."
Maupassant a décidément une dent contre les Prussiens. Du coup il fait dans la catharsis, et se concocte par écrit un duel sur mesure contre son ennemi.

La Mère Sauvage

Autre nouvelle de guerre, assez cruelle. Maupassant y peint le désespoir qui conduit à se venger sur des innocents, coupables de ne pas être de la même nationalité. Autrement dit le cercle vicieux des représailles en temps de guerre. On sent que le patriotisme n'était pas un sentiment simple pour lui.
"Elle les aimait bien ses quatre ennemis ; car les paysans n'ont guère les haines patriotiques ; cela n'appartient qu'aux classes supérieures. (...) Ils ne comprennent pas ce point d'honneur excitable qui épuise en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue."
De quel côté se place Maupassant ? Difficile à dire.
Et d'autant plus difficile de juger l'"héroïsme atroce" de cette mère.


"Alors on conspira.
Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé,et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris tant les précautions du langage étaient observées. (...) Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : "Puisque c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu'un autre ?" La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa place elle refuserait celui-là moins qu'un autre."

dimanche 18 novembre 2007

Juste la fin du monde

"Pourquoi la mort devrait-elle me rendre bon ?"

Juste la fin du monde
Jean-Luc Lagarce
Théâtre de la Cité Internationale
Mise en scène : François Berreur
Avec : Hervé Pierre (Comédie Française), Danièle Lebrun, Elizabeth Mazev, Clotilde Mollet, Bruno Wolkowitch














Hier, il faisait froid, il faisait nuit, il y avait la méga-grève, et j'avais pas du tout de billet, MAIS j'avais envie d'aller au théâtre.
J'y suis donc allée (en voiture, d'où : bouchons), et me suis mise en quête de quelqu'un qui avait un billet en trop à me revendre.
Je me plante à l'entrée, essaye de repérer les gens qui veulent refourguer des billets : yen a pas. Je vais m'inscrire auprès du gentil monsieur de l'accueil comme "gens qui veulent un billet" : à vue de nez je suis 35e sur la liste. Chouette.
L'heure du pestacle avance [Jackie à la régie tu m'reçois ? balance le bruitage steuplé : tic-tac-tic-tac Merci Jackie], la tension monte... Je commence à me dire que je suis vraiment une tarée et que je vais devoir me refaire mes bouchons en sens inverse.
Puis, là, devant moi, un monsieur, un billet à la main, l'air totalement perdu de ceux qui regardent au loin, derrière les gens, seul au milieu de la foule... Je m'avance :
Moi - Bonjour Monsieur, vous n'auriez pas par hasard, un billet à...
Lui, me tendant son billet, et s'en allant - Ah parfait ! je cherchais quelqu'un à qui le donner...
Moi, voulant lui payer - Mais, vous ne voulez pas...
Lui, s'enfuyant, me criant de loin - non non ! gardez-le !

Dans l'ordre :
1e réaction : M'enfin ? Il est fou ? Ya des doux dingues, sur terre, j'adore.
2e réaction, plus suspicieuse : Pourquoi il est parti en courant le monsieur ? il m'a refourgué une bombe en fait ? déguisée en billet de théâtre ?
3e réaction : wouhou jackpot !! non seulement je vais au théâtre, mais en plus j'y vais gratos. Yeah.

Trop contente, surtout que c'était vraiment bien.

Pas joyeux par contre. L'histoire d'un homme qui revient dans sa famille pour leur annoncer sa mort prochaine. Famille haute en couleurs. Beaucoup de rancoeurs, de reproches, de souffrances. Puis il repart sans leur avoir rien dit. On se demande même si le personnage n'est pas déjà mort, et n'existe plus que dans l'imagination des membres de sa famille.

Ce texte magnifique sur la mort a été écrit par un homme qui allait mourir et qui le savait. (Jean-Luc Lagarce est mort du sida à 38 ans). De la colère à la résignation, de la révolte à l'indifférence, de l'amour à la jalousie, et jusqu'a la haine pour ceux qui vont "rester", tous ces revirements de sentiments sonnent justes, sont poignants.

Le choix de l'acteur qui joue Louis (le double de Lagarce) est étonnant : trop âgé, trop rond, trop bien-portant, trop "joli" pour ce rôle. On attendrait un physique beaucoup plus maigre, sec et tourmenté. Dans le style de Beckett. Ou de Lagarce, justement. Malgré cela, il apporte une présence et une humanité très touchantes.
Le cri final, vers lequel tend toute la pièce, est magistral : l'acteur crie de toutes ses forces, aucun son ne sort. Le silence qui en résulte est assourdissant. Bouleversant.
Impossible de ne pas penser à Munch et à son Cri.

Les autres acteurs sont tous excellents, excepté peut-être Bruno Wolkowitch, un petit peu en-dessous, pour ce rôle difficile du frère, "coupable de ne pas être malheureux", face à Louis. B. Wolkowitch, vous savez, c'est un des flics de la P.J. sur France 2 (ou 3? je sais plus).
Ce qui a fait dire à la jeune fille à côté de moi qui avait dormi pendant toute la pièce : "Ah bon il est connu ? Ah cool ! Bah je regrette pas d'être venue finalement !"
Tout est dit.


"Ce que je pense
(et c'est cela que je voulais dire)
c'est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l'ai pas fait."

vendredi 16 novembre 2007

Pourquoi lire les classiques

"Je suis en train de le relire"

Pourquoi lire les classiques
Italo Calvino
Traduction Jean-Paul Manganaro
Seuil, coll. Points, 1996
254 p.

Je continue sur ma lancée de lecture de critiques. Là je m'attaque aux grands.
Je me rends compte en lisant Calvino, qu'il ne suffit pas d'avoir lu un livre et d'en parler pour être "critique". Il faut aussi savoir écrire. Je m'en étais déjà aperçue en lisant les critiques de Sartre (notamment sur Jean Genet) : quand ce qu'on lit tient autant du texte littéraire que de la critique, le message est d'autant plus fort.
Faut-il être écrivain pour être critique ? Peut-être.

Ici : un premier chapitre très court dans lequel, avec un soupçon de didactisme mais beaucoup d'intelligence, Calvino donne ses définitions du "classique".
"Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : “Je suis en train de le relire...” et jamais : “Je suis en train de le lire...” "
Ou bien : "On appelle classique un livre qui, à l'instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l'univers."
Ou encore : "Est classique ce qui tend à reléguer l'actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur."
Quatorze définitions au total, chacune expliquée, chacune lumineuse.

Viennent ensuite les 31 classiques de Calvino.
Je n'ai lu que les chapitres qui traitaient d'oeuvres que j'avais lues. A savoir, Cyrano de Bergerac (États et Empires de la Lune et du Soleil), Diderot (Jacques le Fataliste), Flaubert (Trois Contes), Tchekhov, Conrad, Quenaud, et Perec (La Vie mode d'emploi).

Articles inégaux en taille, en intérêt, et en analyse.
Le chapitre sur Cyrano est en grande partie consacré à un résumé de l'oeuvre, simplement entrecoupé de citations. Dommage.
Sur Diderot : Calvino voit Kundera comme "l'écrivain contemporain le plus didérotien". Je n'y avais jamais pensé, et maintenant, ça me semble évident ! Ce mélange de roman sentimental, de roman existentiel, de philosophie et d'ironie, c'est exactement ça.
Sur Tchekhov, très bel article. Ça me donne envie de continuer mon incursion dans la littérature russe... Gogol, Gorki... Ça sera pour bientôt.
Et sur Quenaud et Perec : des chapitres beaucoup plus longs, plus fouillés, des analyses en profondeur. Pour Quenaud, sur sa vie, son caractère, ses oeuvres, ses recherches (sur la langue principalement). Pour Perec, sur la structure de La Vie mode d'emploi, la trame mathématique incroyable cachée derrière le texte. Rien d'étonnant puisque l'on sait que Calvino s'est beaucoup intéressé aux travaux et jeux de l'Oulipo.

Mais pour Calvino, les classiques, ce sont aussi les Anciens : Xénophon, Pline, Aristote... que je n'ai jamais lu tout simplement parce que l'idée ne m'en est même pas venue. Pour moi c'étaient des gens qui servaient à ce qu'on ait des textes à traduire en cours de latin. Mais peut-être pas, après tout... j'essaierai, tiens.

Et puis les classiques, ce sont aussi les grands textes qui ne font pas partie de notre culture occidentale. Les Sept Idoles, de Nezâmi, par exemple, classique de la littérature persane. Moins facile d'approche, néanmoins. Selon Calvino, le seul fait d'appartenir à une société monogamique ou polygamique change la structure narrative ; le contexte historique, la trame culturelle changent nos repères. La traduction fait perdre un peu du goût du texte.
But still. A lire.

Et puis, il faut définitivement, définitivement, que je lise Céline. Et Joyce. Définitivement.
Ne serait-ce que pour comprendre les critiques qui en parlent sans arrêt.

Ca nous fait un programme chargé, tout ça...

"L'idéal serait peut-être de percevoir l'actualité comme le bourdonnement de la rue - qui nous avertit, à travers la fenêtre, du trafic automobile et des changements météorologiques - tout en suivant le discours des classiques, qui résonne, clair et structuré, dans la pièce. Mais c'est déjà beaucoup si, pour la plupart, la présence des classiques résonne comme un écho lointain, hors de l'appartement envahi par l'actualité, par la télévision ouverte à plein volume. (...)
Reste que lire les classiques semble en contradiction et avec notre rythme de vie, qui ne connaît plus la lenteur du temps, les respirations de l'otium humaniste, et avec l'éclectisme de notre culture, qui serait bien incapable d'établir une définition du classicisme qui nous soit adaptée."

mercredi 14 novembre 2007

Gobseck


"La vie est un métier qu'il faut se donner la peine d'apprendre"

Gobseck
Honoré de Balzac
Nathan, Coll. Carrés Classiques, 2007
142 p.


Lire un roman court de Balzac, ça fait bizarre ! 50 pages dans l'édition de la Pléiade, et à peine le double dans cette édition de Nathan pour les lycées, très bien faite ! (et hop un petit coup de pub).

Surprise : on retrouve beaucoup de personnages de plein d'autres romans ! 
Oui, c'est le principe de la Comédie Humaine, je suis au courant. Mais ce récit a été écrit bien avant les autres, et c'est donc étonnant qu'il se situe chronologiquement bien après.
Anastasie par exemple, une des filles du Père Goriot, est devenue Comtesse de Restaud, et a un fils lui-même en âge de se marier. 

Le repérage dans la chronologie est rendu d'autant plus difficile, que ce roman a pris la forme d'un emboîtement de récits. On sait dès le début que Gobseck est mort. C'est donc le roman éponyme d'un personnage qui n'existe plus, mais qui est rendu vivant par la mémoire d'un autre personnage. Le narrateur raconte que Derville raconte l'histoire de Gobseck, dans laquelle Gobseck raconte lui-même une partie de sa vie.

Parenthèse qui n'a rien à voir : quelqu'un a déjà essayé de lire Les Mille et Une Nuits ? C'est illisible d'emboîtements, ce truc ! C'est du poupée-russe-style puissance 40, je me suis tellement perdue que j'ai arrêté.
Fin de la parenthèse. (Vous avez remarqué ? Je m'essaye à la clairitude, à la concisation et à la pas-trop-de-digressionisation)

Gobseck serait donc en réalité une sorte de cellule-souche de laquelle sont partis tous les autres romans. Un concentré de potentialités romanesques.
On y trouve déjà les 2 soeurs Goriot, Derville qui se balladera par la suite dans pas mal de romans (dont Le Colonel Chabert), Mme de Bauséant, la duchesse de Grandlieu que Lucien voudra épouser à la fin de Splendeurs et Misères, et on y parle d'Esther, petite-nièce de Gobseck, ex-courtisane, amante de Lucien et maîtresse du baron de Nucingen, le mari de Delphine Goriot (vous suivez ?)
On y trouve également en substance les figures des dandys (Maxime de Trailles et autres) qui peupleront Illusions Perdues.

On sent par moments que c'est un des premiers romans de Balzac : tous les personnages ont la même manière de parler. Qui est en fait le style de Balzac. La réflexion sur la différenciation des registres, l'oralité de la langue, l'argot (Vautrin), l'accent étranger (Baron de Nucingen), et le jeu avec le lecteur viendra plus tard.

Roman court, donc, mais on saura que chez Balzac, la brièveté n'empêche pas la richesse romanesque. Au contraire.


"C'était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort ; de même, cet homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. (...) Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s'emportaient ; puis après il se faisait un grand silence, comme dans une cuisine où l'on égorge un canard. Vers le soir l'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en coeur humain."

samedi 10 novembre 2007

Au secours, Houellebecq revient !

"Le malheur, l'argent du malheur et le sourire de la libraire"

Au secours, Houellebecq revient !
Éric Naulleau
Chiflet & Cie, 2005
128 p.

Études d'édition obligent, je me dois de faire un petit tour du côté de "l'autre côté" : la littérature vue par les éditeurs.
Ici, Éric Naulleau, directeur de la maison d'édition L'Esprit des Péninsules, se fend d'un petit ouvrage en 3 parties :
- une vision personnelle du paysage littéraire français actuel,
- un texte très court, d'une étonnante virtuosité (cf extrait),
- un réquisitoire en règles contre Houellebecq.

Personnellement, je n'ai lu de Houellebecq que la moitié des Particules élémentaires. Et encore, je me suis forcée pour arriver jusque là. Ce livre m'a dégoûtée. D'un côté, vous me direz, ça prouve que Houellebecq est capable de produire de fortes réactions sur son lecteur. Certes. Mais je ne vois pas l'intérêt de lire si c'est pour en sortir dégoûtée.
Ce que j'attends d'un livre, c'est qu'il me fasse réagir, réfléchir, éprouver des émotions, qu'il me perturbe, me fasse rire, me mette en colère, qu'il me choque...
Qu'il me dégoûte, non. Le dégoût, c'est le rejet et l'éloignement. Or il me semble que la littérature sert à construire...
Construire autant le lecteur que l'écrivain, d'ailleurs. Quand Naulleau parle de littérature, il parle de "l'inquiétude logée au coeur de l'écriture. L'inquiétude de celui qui cherche son chemin en même temps qu'il le trace."
Jolie définition, je trouve.

J'ai donc eu beaucoup de mal à comprendre le pourquoi de l'engouement pour Houellebecq. On m'a dit "lis Extension du domaine de la lutte (son premier roman), tu comprendras". Bon. Ce jour n'étant pas arrivé, je ne comprends toujours pas, et j'ai toujours, moi aussi, envie de crier "au secours" en voyant son nom s'étaler en énorme dans le métro.

Petit livre au vitriol donc, d'une ironie acerbe et mordante, dont la première partie, assez générale, est intéressante. Beaucoup de comparaisons et oppositions entres auteurs, citations à l'appui. Beaucoup de dénonciations aussi : de pressions, d'auto-censure, de conflits d'intérêts. Les rapports entre éditeurs et journalistes littéraires apparaissent pour le moins.... complexes. Surtout quand certains critiques sont eux-mêmes auteurs, ce qui n'est pas rare. Loyauté envers sa maison d'édition, véritable opinion, jalousie, revanche... tout ça se mélange dans un joyeux bazar, et par plumes interposées.

Une réserve néanmoins : certains passages sur Houllebecq sont très violents, et semblent relever plus de la haine que de la critique littéraire. C'est dommage, d'autant que cela nuit quelque peu à la légitimité du propos.
Ceci dit, même la haine s'exerce avec style chez Naulleau. Et il est vrai qu'il étaye solidement sa position en truffant son texte de citations de Houellebecq (romans ou interviews) particulièrement ignobles.

Tout ceci est présenté sous la forme d'une interview, ce qui a l'avantage de donner une dynamique au texte, mais l'inconvénient de ne pas être très crédible. Cela parait évident que les réponses sont écrites, surtout avec autant de citations intercalées. Du coup, quand on lit ça :
" - Mais est-ce que...
- Je me permets de vous interrompre, car etc.
- Ne croyez-vous pas que...
- Pardonnez-moi d'à nouveau vous couper etc."
on se permet de sourire gentiment. Même si on sent que c'est un jeu entre les deux éditeurs.

Naulleau se fait ainsi féroce pamphlétaire pour réagir contre ce qui l'inquiète, tout en remettant les choses en perspective, c'est-à-dire en replaçant la littérature (ou ce qu'on appelle littérature aujourd'hui) dans son contexte sociologique.


"A l'infini, de fortes vagues de fort vagues ouvrages dressés côte à côte sur leurs ergots et leurs égos, très approximatifs registres des très pauvres émois de Mois tyranniques et querelleurs. La masse et la nasse. Un banc de saumons qui cherchent la sortie, nagent furieusement dans le sens du courant vers les lumières au loin, se passent mutuellement sur le corps, finissent tous ventre en l'air avant que le pilon ne les broie menu pour en tirer la farine dont raffolent le Veau d'or et Crazy Mama, sa dingue de mère. Lâcher de spermatozoïdes tous pareillement obsédés par l'idée d'engrosser la postérité."

dimanche 28 octobre 2007

Jane

Jane
Réalisation : Julian Jarrold
Avec : Anne Hathaway, James McAvoy, Jame Cromwell, Maggie Smith


Je suis allée voir ça tout à l'heure, ce qui n'était pas prévu du tout (hé ! vous avez remarqué ? les couleurs de l'affiche vont super bien avec mon blog... ça devait être un signe du destin alors). En passant devant le ciné, je me suis dit "tiens, j'ai rien à faire" et hop 3 minutes après, j'étais au chaud dans mon fauteuil de mini-salle de mini-cinéma. Je savais que c'était plus ou moins la biographie de Jane Austen, mais je n'avais absolument rien lu ni entendu dire sur ce film. (Je me sens toujours follement audacieuse quand je fais ça... et rigolez pas, on pimente sa vie comme on peut, hein).

Il faut croire que j'ai eu un bon feeling, parce que j'ai bien aimé.
Par contre, c'est calqué à mort sur Pride and Prejudice de Joe Wright (tiens, d'ailleurs, ils ont même copié l'affiche, je remarque en la mettant).
Le premier plan du film est presque identique : petit matin sur la campagne anglaise, vieux manoir plein de charme, basse-cour avec des poules qui se baladent... Jane/Elizabeth seule réveillée qui écrit/lit pendant que tout le monde dort...

Ceci dit, cette séquence d'ouverture est superbe... Très esthétique, très bien montée, très bien rythmée, toute en délicatesse, avec une pointe d'humour, elle nous plonge tout de suite dans l'atmosphère si caractéristique de Jane Austen.

Je pense d'ailleurs qu'ils se sont beaucoup (trop ?) inspirés de Pride and Prejudice pour faire sa biographie. On retrouve exactement les mêmes types de personnages : le père discret mais écouté, la mère obsédée par le mariage de ses filles, la grande soeur-meilleure amie, la petite soeur écervelée, puis évidemment le jeune homme ténébreux qui arrive de la ville et qu'elle commence par détester avant d'en tomber éperdument amoureuse. Ne vous inquiétez pas, je ne révèle rien, dès le premier cadrage sur lui dans les premières minutes du film, on a compris que c'est LUI et pas un autre. Tout l'intérêt est de savoir COMMENT tout ça se fait (et se défait).

Il y a aussi le personnage de la grande cheftaine du château d'à côté (Lady Catherine dans P. and P.), qui est joué par... McGonagall de Harry Potter ! Là, excusez-moi mais ça m'a perturbé pendant tout le film. Surtout que la mère était jouée par Mrs Weasley... ça faisait une confusion des genres pas aisée à surmonter.

Gros copiage également des scènes de bal, mais là, c'était (à mon humble avis) mieux fait chez Joe Wright. Difficile à filmer les scènes de bal...

Qu'est-ce que j'ai bien aimé ? Que tout le film soit à la limite du romantisme fleur-bleu sans jamais tomber dans la mièvrerie (et je vous préviens, c'est pas facile !) A chaque fois qu'on sent que les violons deviennent un peu trop appuyés, pouf ya un truc qui casse tout. Exemple : quand ils s'enfuient, dans le plus pur style "enlèvement de la belle par son preux chevalier", et qu'on voit le paysage défiler derrière la vitre de la calèche (avec reflet du sourire et brillance de la larme), bing, tout le monde se cogne : la calèche s'est embourbée, et les voilà tous à patauger dans la gadoue.

Le preux chevalier en question, il est d'ailleurs plutôt mignon et bourré de charme. Beaucoup plus, en tout cas, que "Mr Daaarcy" de l'autre film qui me semblait un peu mou du genou. L'acteur c'est le jeune médecin du Dernier Roi d'Ecosse de Kevin Mcdonald (qui joue ici aussi un Scottish, il doit y tenir à ses origines...)

Quant à Anne Hathaway, j'avais un a priori négatif sur elle (entre Princesse Diary ou je-sais-plus-trop-quoi chez Disney et Le Diable s'habille en Prada, j'ai pas bien vu toute l'étendue de son talent...) mais elle s'en sort pas trop mal.
Une critique néanmoins : les robes Empire ne lui vont pas du tout. Je sais bien que la ceinture sous la poitrine, c'est pas ce qu'on porte quand on veut éviter de ressembler à un sac à patates, mais ils auraient pu faire un effort sur les costumes. (Ceci dit, c'était le style <-- portrait controversé de J. A.) Les mecs sont déjà plus réussis, tous plus ou moins déguisés en Napoléon avec les cheveux qui reviennent sur le front. Et son cheval aussi d'ailleurs...

(Hihi, mes commentaires sont vraiment pertinents, c'est ça qui est bien... Et mes links deviennent n'importe quoi... Mais un jour, j'apprendrai à faire des critiques de films, je vous promets...)

Bon, après, il y a toute la polémique sur le fait que Jane Austen avait en réalité une vie désespérement plate et ennuyeuse et qu'ils ont adapté sa biographie à la "Jane Austen style", justement. Elle ressemble maintenant à ses héroïnes alors que ce n'était pas du tout le cas. Mais d'une part, si elle avait vécu comme ses héroïnes, elle n'aurait jamais eu le temps d'écrire tous ses romans, donc tant mieux pour nous qu'elle ait été malheureuse (désolée, hein, mais bon c'est comme ça).
Et d'autre part, ce film lui donne la vie palpitante (mouaif, enfin palpitante.... n'exagérons rien) qu'elle aurait rêvé avoir... c'est quand même gentil, non ?

Bref, laissons la polémique de coté. Pour moi : un film à la fois plaisant et très joliment fait. La photographie est belle, les cadrages sont harmonieux, parfois originaux.
Toujours est-il que ça m'a donné envie de me replonger dans l'univers de Jane Austen, et Ô joie, je viens de trouver dans ma bibliothèque Emma, que je n'ai pas lu...

samedi 27 octobre 2007

Oncle Vania

"Il fait un temps à se pendre avec plaisir"

Oncle Vania
Anton Tchekhov
Traduction André Markowicz et Françoise Morvan
Actes Sud, Coll. Babel, 1994
144 p.




















Je viens de lire les derniers mots de cette pièce de théâtre, et je reste un tout petit peu perplexe... C'est bien écrit, évidemment, mais je ne suis pas sûre d'avoir vraiment aimé.

Bon, déjà, c'est du Russe, il y a donc le style qui va avec. Des sentiments démesurés à chaque page, de la jalousie, de la haine, du mépris, de l'adoration, de la trahison, de l'amour désespéré et destructeur, en veux-tu en voilà.
Les personnages ont l'air presque tous au bord de la folie. Sauf le personnage de Sonia, très touchant. On lui propose la vérité plutôt que l'incertitude, mais elle refuse, puisque pour elle, "l'incertitude, c'est mieux... Il reste quand même l'espoir..."

Il y a même un petit côté Huis Clos avec tous ces personnages qui se retrouvent ensemble dans une ferme au milieu de la campagne russe. Eléna passe son temps à dire qu'elle veut s'en aller, mais elle passe aussi son temps à ne pas bouger de là où elle est. Les divers ressentiments s'aiguisent et s'exacerbent jusqu'à la fin de l'acte III, très surprenant : Vania tire à deux reprises sur [hé oh, vous croyiez vraiment que j'allais vous le dire ?], le rate à deux reprises, puis s'écrie "raté ? Encore manqué ?" et il s'assoit sur une chaise (avec le gars toujours en face de lui). Tout le monde s'exclame, personne ne bouge d'un poil et le rideau tombe.
Le rideau se relève sur l'acte IV, mais personne ne semble avoir l'idée de faire quoi que ce soit ou de commenter l'incident, et on passe à autre chose. C'est du Russe, quoi. Et Vania de commenter pensivement : "Etrange. J'ai fait une tentative de meurtre et personne ne m'arrête. Donc on me prend pour un fou."
Je sais pas si vous vous faites une idée de l'ambiance...

En parlant de "fou", ça me fait penser que dans le texte, au lieu de "fou", ils disent souvent "toqué". OR... je ne sais pas par quel chemin détourné de mon cerveau passe ce mot, mais ça fait toujours *tilt* avec Alice au Pays des Merveilles ! Vous savez, le Chapelier Toqué qui renverse du thé partout en fêtant son non-anniversaire avec son copain ? En plein Tchekhov, tout de suite, ça fait pas très sérieux.
Quoi que, en y réfléchissant, il y a quand même un côté russe chez Alice au pays des Merveilles.... hum....
La folie, la psychanalyse, les Russes, allez hop, tout ça dans le même panier.
Non mais sérieusement, je me demande pourquoi le traducteur a choisi ce mot... Surtout que le traducteur c'est André Markowicz, aka THE traducteur des Russes en général, et de Dostoïevski en particulier... (Si vous lisez Dostoïevski, il faut absolument prendre ses traductions en édition Babel. J'ai lu il y a pas longtemps sa préface de L'Idiot où il parle de la musique de la langue, du souffle de la respiration, de l'oralité de l'écriture... c'est à la fois sublime et très intelligent. Un génie de la traduction.)
Car traduire, ce n'est pas trahir, c'est interpréter !

Sur ce, revenons à nos moutons toqués.
En réalité, j'ai dit au début que je n'étais pas sûre d'avoir aimé, mais plus j'y pense, plus j'en parle, et plus je me rends compte à quel point c'est bien écrit... du coup j'aime maintenant ! quelle manipulation, dites donc !
Il y a quelques passages d'envolées lyriques de la part de Vania (qui s'appelle en réalité Voïnitski... oui les Russes ont toujours plein de noms différents, c'est comme ça) ou même du médecin Astrov (sur la forêt), qui sont d'une grande poésie.

Et puis, encore une fois, coup de coeur, pour la très émouvante tirade finale de Sonia. "Nous nous reposerons !"

Bon, je vais m'arrêter là, sinon on va encore râler et me dire que mes posts sont trop longs...
Ah jvous jure...

Et puis aussi, il y en a marre des livres, la prochaine fois je ferai une critique de film, tiens.
(Je dis pas que je sais faire, mais on va essayer...)



"VOÏNITSKI - La pluie va passer tout de suite, tout dans la nature sera rafraîchi et soupirera de soulagement. Moi seul, je ne serai pas rafraîchi par l'orage. Jour et nuit, elle vient m'étouffer, comme un de nos démons du foyer, cette idée que ma vie est perdue sans retour. Le passé n'existe plus, il a été bêtement gaspillé en vétilles, et le présent est monstrueux d'absurdité. Voilà ma vie et mon amour ; où les fourrer, que faire avec ? Ce que j'éprouve se perd pour rien, comme un rayon de soleil qui tomberait dans un trou, et moi aussi, je me perds."

mercredi 24 octobre 2007

Le vieux qui lisait des romans d'amour

Gondoles et pirogues

Le vieux qui lisait des romans d'amour

En ces derniers jours d'octobre, où le orange et le noir me sautent dessus à chaque fois que je passe devant une vitrine, je me suis plongée dans le vert couleur forêt amazonienne.

Et quand je dis plongée, c'est plongée ! Là, plus de problème de boules quiès dans le métro (pour ceux qui ne suivent pas, renseignez-vous). Ouvrir le livre, c'était retrouver immédiatement cette atmosphère d'humidité et de moiteur, presque de corps-à-corps entre l'homme et la végétation toute-puissante, vivante et menaçante. Atmosphère qui m'a un peu rappelé Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez.

"Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes."
Je trouve cette première phrase incroyable. Pas vous ? Et je sais pas trop expliquer pourquoi... Il y a quelque chose qui passe, on ressent tout de suite ce que ça veut dire. Ça pose l'ambiance, là, d'un coup.
Ce livre a quelque chose d'assez rare : une excellente première page. Au bout de 2 secondes, ça y est, on est dedans, on a envie de savoir où on est, qu'est-ce qu'il se passe, pourquoi ils sont là, et qu'est-ce qu'ils vont faire.

En réalité, on s'aperçoit très vite qu'on est dans un véritable roman policier. Antonio José Bolivar, c'est le Sherlock Holmes de la forêt, et il est impressionnant. Faut dire, je suis pas très douée en dépistage de traces de jaguar dans la jungle (je ne sais même pas différencier des crottes de renard de crottes de lapin, c'est vous dire !) mais même si je n'y connais rien, je vois que là, ça vole haut. Même que les scouts aussi, et ben ils seraient impressionnés. Antonio José Bolivar, il est trop fort.

Antonio José Bolivar, c'est "le vieux". Les personnages, au fur et à mesure de la tension qui monte, perdent leurs noms. Il y a "le vieux", "le gros", "le gringo", et bien sûr "la bête". Comme pour effacer la différence entre eux et elle.
(Sauf sa femme Dolores Encarnaciòn del Santìsimo Sacramento Estupinàn Otavalo, qui, elle, restera Dolores Encarnaciòn del Santìsimo Sacramento Estupinàn Otavalo, jusqu'à la fin).
Et "le vieux", qui est à la base quand même un peu péjoratif (quand même, hein ? non ? si, quand même...), se charge petit à petit de tout le respect possible.

Maintenant, place au coup de gueule.
Je vous le dit tout de go, il y a un personnage qui m'a énervée, mais alors énervée celui-là !! C'est le Maire !! Je me crispais sur mon livre à chaque fois que je sentais qu'il allait faire ou dire une connerie (ou les deux en même temps, parce qu'il est très fort, l'imbécile !) Si j'avais pu, je te vous me l'aurais envoyé bouler tête la première dans la gadoue aux scorpions, enduit de cire d'hévéa et donner à bouffer aux fourmis rouges, moi !
Je sais bien que ce n'est qu'un personnage, mais c'est pas une raison pour m'énerver !!

Fiouf, ça va mieux.

Bon, vous l'aurez remarqué, c'était en fait un faux coup de gueule, parce que réussir à créer une telle réaction sur le lecteur (ouioui, "le lecteur" c'est moi), même si cette réaction est négative, c'est fort.

Et puis pour finir, un petit coup de coeur, vrai de vrai, cette fois : pour les dernières pages du livres, écrites à la 2e personne du singulier ("tu", en clair). Très efficace.

Au final, un joli moment d'évasion dans cet octobre un tout petit peu trop froid à mon goût...


"Le roman commençait bien.
"Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait paisiblement sur les canaux vénitiens."
Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.
- Qu'est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?
Ça glissait sur des canaux. Il devait s'agir de barques ou de pirogues. Quant à Paul, il était clair que ce n'était pas un individu recommandable, puisqu'il donnait un "baiser ardent" à la jeune fille en présence d'un ami, complice de surcroît.
Ce début lui plaisait.
Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.
Restait le baiser - quoi déjà ? - "ardent". Comment est-ce qu'on pouvait faire ça ?"

lundi 22 octobre 2007

Les Souffrances du Jeune Werther 2 (le retour)

Bon, je mets une autre couv d'une autre édition (pour pas qu'on croie que j'ai des actions chez Gallimard), mais c'est le même livre hein ? On est d'accord, Goethe n'a pas écrit de Werther 2. Vu le succès que ça a eu, il aurait peut-être dû, d'ailleurs. Mais bon, les conseillers marketing n'étant pas à l'époque ce qu'ils sont aujourd'hui, on ne peut pas le lui reprocher. D'ailleurs, quand j'y pense, il aurait eu des petits problèmes techniques pour continuer l'histoire... (J'en dis pas plus parce qu'il faut préserver le suspens ! Ben quoi, il y en a peut-être qui ne connaissent pas la fin ? Oui, je suis naïve si je veux.)

Bref, j'écris surtout pour vous faire part de quelque chose : c'est que je ne pensais pas avoir autant raison dans mon post précédent ! en disant que le contexte de lecture influençait beaucoup la lecture elle-même.

Bon, on va me dire que c'est un truc que tout le monde a découvert depuis belle lurette, mais moi je pensais que quand un livre était émouvant, il était émouvant dans toutes les circonstances, ou que quand un livre était drôle, il était drôle tout le temps.

Et bien j'ai relu Werther toute seule dans le calme de mon petit chez-moi, et je vous assure, ça a été très différent. C'est décidément magnifique, mais cette fois, ça m'a émue. Vraiment émue, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux.
Un des passages que je trouve les plus beaux, c'est vers la fin, quand Werther lit à Charlotte la traduction qu'il a faite d'un texte épique. C'est du tragique dans le tragique, c'est grand, c'est noble, c'est fort, c'est sublime.

La première fois que je l'avais lu, j'avais vu que c'était touchant mais ça ne m'avait pas touchée. Et c'est là toute la différence.

La deuxième lecture de ce livre, c'est de toute façon une autre lecture. Encore une évidence, diront certains, mais ceux-là savent aussi que c'est quand on s'en rend compte par soi-même qu'on le comprend vraiment.
Et là, lire une deuxième fois le récit de la déchéance aussi implacable qu'inéluctable d'un homme dont le seul tort est d'aimer, ça ajoute encore au tragique : on sait ce qui l'attend, on sait où il va, on sait où va l'entraîner son tempérament.
En relisant les premières pages, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire "ah oui, tiens ! Il est heureux au début, c'est vrai !"

De Werther on retient avant tout la fin.

Voilà, c'était un petit réajustement que je me devais de faire. Pauvre Goethe, s'il lisait ce que j'écris sur lui...


"13 juillet

Non, je ne me trompe pas ! je lis dans ses yeux noirs le sincère intérêt qu'elle prend à moi et à mon sort. Oui, je sens, et là-dessus je puis m'en rapporter à mon coeur, je sens qu'elle... Oh ! l'oserai-je ? oserai-je prononcer ce mot qui vaut le ciel ?... Elle m'aime !
Elle m'aime ! Combien je me deviens cher à moi-même, combien... j'ose te le dire à toi, tu m'entendras... combien je m'adore depuis qu'elle m'aime !"

"14 décembre

Qu'est-ce mon ami ? Je suis effrayé de moi-même. L'amour que j'ai pour elle n'est-il pas l'amour le plus saint, le plus pur, le plus fraternel ? [...] Charlotte ! Charlotte !... C'est fait de moi !... mes sens se troublent. Depuis huit jours je ne pense plus. Mes yeux sont remplis de larmes. Je ne suis bien nulle part, et je suis bien partout... je ne souhaite rien, ne désire rien. Il vaudrait mieux pour moi que je partisse."

vendredi 19 octobre 2007

Les Souffrances du Jeune Werther


"Elle m'aime !"

Les Souffrances du Jeune Werther
Johann Wolfgang Von Goethe
traduction Bernard Groethuysen
Gallimard, coll. Folio, 1973
192 p.


Il y a quelques jours, quand je lui en ai parlé, un ami m'a dit que j'étais trop vieille pour lire ça. Sur le coup, je me suis dit que c'était bizarre comme réflexion, qu'un livre valait le coup d'être lu à n'importe quel âge. Et puis j'ai compris ce qu'il a voulu dire.

Les Souffrances du Jeune Werther, c'est typiquement le genre de livre qu'il faut lire à l'adolescence, à l'âge où une foule de sentiments nouveaux nous tombent dessus, nous occupent, nous envahissent, nous déboussolent. A l'âge où l'idée de se suicider par amour n'est ni inconcevable, ni ridicule. A l'âge où l'on est inconsolable lorsqu'on a perdu celui ou celle qu'on croyait aimer. "Mais oublie-le, oublie-la, tu as toute la vie devant toi !" Oui, mais justement ! C'est toute cette vie devant soi, sans lui, sans elle, qui fait peur et qu'on a envie d'effacer.
La légende dit que lors de la sortie du livre (1774) qui a été un succès, il y a eu une vague de suicides inexpliqués...

Bon après, je ne sais pas si tous les adolescents passent par cette phase-là, mais Werther, en tout cas, il est comme ça. Passionné, sensible, déchiré, lyrique, extrême (de n'importe quel sentiment, mais extrême). Un artiste et un poète de la plus pure tradition romantique. Il ne fait rien de sa vie, il se promène dans la nature, voyage de ville en ville, et fait des descriptions aussi inspirées que passionnées d'une "douce matinée de printemps", ou bien du paysage qu'il a devant lui, et qui est toujours une vallée, parce que lui est toujours en haut d'une montagne (et oui... quand je dis romantique, c'est romantique !) Pour ceux pour qui ça ne fait pas *tilt*, jetez un coup d'oeil à ce tableau ou ce tableau de Friedrich.
Archétype du romantisme allemand, le Sturm and Drang dans toute sa splendeur.
C'est beau non ?

Oui c'est beau, mais justement, du beau comme ça, ça ne se lit pas dans le métro. Or non seulement j'étais trop vieille, mais en plus je l'ai lu dans le métro. Et croyez-moi, quand mes yeux lisent du Goethe en même temps que mes oreilles entendent du ça :
"- tu m'étonnes c'est une bouffonne c'te meuf
- crari, elle a voulu s'le tapper, si j'la vois j'la butte
- vas-y...."
etc..., je vous épargne la suite du dialogue, mais vous avez compris que ça crée une sorte de... DECALAGE. J'ai donné cet exemple, mais ça a aussi été 2 mamans qui se vantent mutuellement les progrès phé-no-mé-naux de leurs rejetons respectifs (sans s'écouter l'une l'autre) ou un jeune cadre surdynamique qui hurle à son téléphone que "les délais c'est les délais bordel, tu te démerdes il me la faut demain cette étude de marché !!", l'effet est le même. Donc à moins d'avoir une puissance d'immersion dans le bouquin extranormale, ou des boules quies (mais bon dans le métro... voilà quoi), c'est difficile de vraiment rentrer dedans s'il y a des gens qui nous embêtent autour...
Alors conseil : si jamais vous voulez le lire, faites-vous un petit cocon tout seul quelque part, je suis sûre que ça sera beaucoup mieux. Pour lire ça, faut ouvrir les chakras, comme dirait l'autre...

Malgré tout, j'ai quand même beaucoup aimé ! Les histoires d'amour c'est toujours bien... et les histoires d'amour malheureux c'est toujours beau. C'est idiot, hein ? ça devrait être le contraire. Mais non, c'est souvent de la souffrance que ressort la beauté. D'ailleurs, Werther le dit à un moment dans une de ses lettres : il se plaint d'être trop heureux et que ça nuit à son talent (maso ? vous avez dit maso ? meuh non, artiste, tout simplement...)
Mais pas de panique, il ne reste pas longtemps heureux... ce n'est pas son destin, et puis ce n'est pas comme ça que ça marche.

Et puis alors comme il est triste et qu'il n'a rien à faire (ce qui est la pire chose, quand on est triste), il décide d'avoir quelque chose à faire. Et là, comme ça se faisait à l'époque (pour les riches, hein on est bien d'accord), en trois coups de cuiller à pot le voilà diplomate attaché à l'Ambassadeur. Et comment il le raconte, ça a l'air très facile. J'aimerais bien moi, pouvoir me dire "bon je m'ennuie un peu, et si j'étais diplomate à partir de demain ?"
Mais aujourd'hui, on dirait que c'est pas comme ça que ça marche... (quoi que... on serait peut-être surpris si on regardait vraiment le parcours de nos diplomates...)
Mais bref la question n'est pas là.

La question est en fait une réponse : Oui, ce livre est magnifique, très bien écrit, c'est un des textes fondateurs du romantisme, et il vaut la peine d'être lu à mon âge et à n'importe quel âge !

"Werther. Je me souviens de l'avoir lu et relu dans ma première jeunesse pendant l'hiver, dans les âpres montagnes de mon pays, et les impressions que ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais ni effacées ni refroidies. La mélancolie des grandes passions s'est inoculée en moi par ce livre. J'ai touché avec lui au fond de l'abîme humain... Il faut avoir dix âmes pour s'emparer ainsi de celle de tout un siècle."
Lamartine.

Bon ok, Lamartine, il en parle vachement mieux que moi, et en plus, lui il a vraiment senti tout ce qu'il y avait à sentir. Mais forcément, il prenait pas le métro, lui ! Il prenait la montagne.
Tiens, ça me donne envie de le relire pour m'y plonger pour de vrai. Et oh miracle ! J'ai justement toute la nuit devant moi et pas besoin de me lever demain ! :)

lundi 15 octobre 2007

L'Elégance du Hérisson


"L'Art, c'est la vie, mais sur un autre rythme"

L'Elégance du Hérisson
Muriel Barbery
Gallimard, coll. Blanche, 2006
359 p.

Je viens de finir ça, et bon, honnêtement.... c'est mignon mais ça casse pas des briques. On me l'avait mis dans les mains en me disant "Lis ça, c'est gééééniââââl !", et je sais que tout le monde en parle en ce moment, mais je comprends pas trop. Ou plutôt si, je comprends. Pour moi c'est un mix entre Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder, et Ensemble c'est tout d'Anna Gavalda, avec un soupçon d'Amélie Poulain pour relever le tout. Une bonne recette, quoi.

Alors d'un côté, il y a des passages joliment écrits, émouvants même parfois.
Et de l'autre, il y a quand même pas mal de petits trucs agaçants. On a l'impression que l'auteur s'est dit "allez hop, on va faire comme ça, ça marche bien ça."

Tout d'abord, il y a le thème des gens super intelligents à l'intérieur mais dont personne ne s'aperçoit à l'extérieur. Ça, en général, ça marche. Peut-être parce que le lecteur croit être lui-même un super-intelligent méconnu de tous ? Du coup ça facilite l'identification au personnage ? (simple hypothèse personnelle, peut-être que je suis la seule à croire ça, après tout... hihi)
Sauf que là, pardon mais c'est un tout petit peu trop...
Il y a la petite fille de 12 ans, qui fait très attention de ne pas montrer son intelligence, et se rabaisse à n'être "que" la première de la classe sans dépasser la seconde de trop loin... Motif invoqué : pour qu'on la laisse tranquille. A la limite, soit.
Mais il y a surtout la concierge moche et idiote qui se révèle en fait avoir le niveau intellectuel d'une agrégée de philo, et qui fait tout pour que personne ne s'en aperçoive. C'est déjà beaucoup moins crédible, et puis surtout : pourquoi ? Pourquoi se tracasser à laisser résonner sa télé toute la journée pour faire croire qu'on végète devant alors qu'en réalité, on dévore La Phénoménologie de l'Esprit ? Pourquoi se forcer à faire des phrases grammaticalement incorrectes alors qu'on est extra-sensible à la linguistique ?
Ça, ça a été mon premier agacement.

Deuxième agacement, dans le même style : la vision du clivage pauvres/riches. Les pauvres sont extrêmement sensibles à l'intérieur d'eux-mêmes à toutes les petites choses de la vie ; les riches sont engoncés dans leurs (bonnes ?) manières et sont tout secs à l'intérieur. Avec évidemment quelques enfants-exceptions pour faire bonne figure (et pour ne pas faire totalement "les riches, tous des cons") : Paloma, Olympe ou Jean.
D'un côté, Manuela la femme de ménage portugaise est une "aristocrate du coeur", de l'autre, le riche et célèbre critique gastronomique de l'immeuble est un "despote brutal, assoiffé de gloire et d'honneurs". Vous ne trouvez pas ça un petit peu trop.... tout-noir-tout-blanc ?
En cherchant à éviter le politiquement correct, Barbery y retombe en plein dedans.

Autre agacement, mais beaucoup plus personnel, celui-là : je n'aime pas du tout sa façon d'écrire les dialogues ! En gros, très souvent, ça fait : tiret, réplique du personnage, puis on repasse au mode récit avant d'avoir le 2e tiret et la réponse de l'autre personnage. Je trouve que ça casse totalement le rythme, et bien souvent, je ne peux empêcher mes yeux de sauter tous seuls d'un tiret à un autre, histoire d'avoir le dialogue sans coupure, ce qui m'oblige ensuite à remonter mes yeux en haut à gauche de la page pour tout relire, avec les commentaires d'entre-dialogue, cette fois...
(Et je ne parle même pas de ma mère qui, elle, a lu le livre en deux fois : d'abord l'histoire "Paloma" puis l'histoire "Renée" parce que ça l'énervait d'être coupée en plein élan à chaque chapitre. C'est peut-être un truc de famille, alors...)

Je reconnais qu'il y a une certaine joliesse d'écriture, et certains passages aboutissent de manière efficace à des formulations lapidaires et originales que Muriel Barbery semble affectionner. Mais là encore, j'ai l'impression de retrouver le même schéma à chaque fois. Une réflexion plus ou moins philosophique est exposée dans un chapitre qui finit par une phrase-choc.
"L'Art, c'est la vie, mais sur un autre rythme.", "L'Art, c'est l'émotion sans le désir.", "C'est peut-être ça, être vivant: traquer des instants qui meurent.", "Le Futur, ça sert à construire le présent.", "L'Eternité, cet invisible que nous regardons." (pour n'en citer que quelques-unes, mais vous verrez il y en a plein).
C'est joli, me direz-vous ! Oui, c'est joli, et c'est même très poétique. Simplement, selon une expression fétiche de mon père : ça vire au procédé. L'écriture devient mécanique.

Et puis il y a autre chose aussi. Muriel Barbery a choisi de croiser deux personnages, et donc deux récits. Jusque-là tout va bien. Il y a donc alternance des chapitres (ou à peu près), avec changement typographique qui va avec, ce qui est d'ailleurs une bonne idée. Tout va bien aussi. Mais là où la chose se corse, c'est qu'en suivant ce procédé de coupure/reprise, il fallait trouver un moyen de garder le suspens entre la fin d'un chapitre "Renée" par exemple, et le début du chapitre "Renée" suivant (c'est-à-dire, 2 ou 3 chapitres plus loin... vous suivez ?).
Et alors là, une fois que le moyen a été trouvé, il n'a plus été lâché. Exemples de plusieurs débuts/fins de chapitres, pour que vous compreniez : "Chabrot sonne à ma loge" (p.82), "on frappe doucement à la porte de ma loge" (p.90), "quelqu'un sonne à la loge." (p.116), "on sonne à ma loge." (p.173), "Puis, vers dix heures, on sonne à ma porte." (p.185), "... et on frappe à la porte." (p.201), "On frappe deux petits coups brefs à la porte." (p.288), "... et je ferme ma porte." (p.85) (ah, variante audacieuse !)

Vous voyez ce que je veux dire ? Je comprends que ce soit une transition pratique, mais quand même !
Et tant qu'on est dans les énumérations, je vous donne une autre phrase qui m'énerve particulièrement, que j'ai retrouvée souvent, et qui est pour moi un artifice fallacieux de "créateur de suspens" : "C'est alors que la chose se produit." (p.79), "C'est alors que la catastrophe se produit." (p.230), "C'est alors que la chose advient." (p.238), "Et puis ça arrive." (p.344), "Et puis il s'est passé quelque chose." (p.355) etc...

Bon je vais m'arrêter là pour ce soir. Je tiens à souligner quand même que mises à part ces petites choses agaçantes, la lecture du Hérisson (c'est comme ça qu'il faut dire pour faire In... genre "t'as pas lu le Hérisson toi ?") est agréable. Ça se lit vite et ça se lit bien.
Mais étant donné tous ces gens qui ont A-DO-RE, je me devais d'étayer mon point de vue quelque peu moins enthousiaste...

Et puis j'en connais certains qui diront que c'est la déformation professionnelle des étudiants de Lettres qui ne peuvent plus lire un livre sans l'analyser et le décortiquer ! Et bien je crie haut et fort que "Faux et archi-faux !" Il y a beaucoup de livres que je lis sans même réfléchir à ce que je lis, et dans lesquels je me plonge toute entière sans l'ombre d'une distanciation critique !

Et heureusement !


"Je m'appelle Renée, j'ai cinquante-quatre ans et je suis la concierge du 7 rue de Grenelle, un immeuble bourgeois. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette, j'ai des oignons aux pieds et, à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth. Mais surtout, je suis si conforme à l'image que l'on se fait des concierges qu'il ne viendrait à l'idée de personne que je suis plus lettrée que tous ces riches suffisants.

Je m'appelle Paloma, j'ai douze ans, j'habite au 7 rue de Grenelle dans un appartement de riches. Mais depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c'est le bocal à poissons, la vacuité et l'ineptie de l'existence adulte. Comme est-ce que je le sais ? Il se trouve que je suis très intelligente. Exceptionnellement intelligente, même. C'est pour ça que j'ai pris ma décision : à la fin de cette année scolaire, le jour de mes treize ans, je me suiciderai."

mercredi 10 octobre 2007

Huis Clos

"L'enfer, c'est les autres"

Huis Clos
Jean-Paul Sartre
Théâtre des Abbesses
Mise en scène : Michel Raskine
Avec : Christian Drillaud, Cécile Bournay, Marief Guittier, Guillaume Bailliart


Avez-vous déjà essayé d'aller au théâtre un soir de coupe du monde de rugby ? Avec, disons euh... je ne sais pas moi, un match entre les Français et les All Blacks ? Hum ? non ? Et bien j'ai testé pour vous. Et figurez-vous que c'est assez surprenant.
Les cris que l'on entend de l'extérieur pendant la pièce, au fur et à mesure des essais réussis, perdus, métamorphosés, transformés (transformés en quoi, je vous le demande ?), au lieu de nous rappeler à la réalité du monde réel en nous faisant perdre le fil de la réalité théâtrale qui est en fait fiction, nous place dans un entre-deux irréel, ni fiction ni réalité, nous empêchant de rejoindre d'un côté la réalité de l'extérieur, et de l'autre, la fausse réalité du théâtre.
D'où : irréalité.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Mais heureusement cela ne dure que le temps que la rumeur des cris s'évapore, et l'on peut alors se replonger dans la fiction théâtrale, qui est à ce moment-là, la vraie réalité.

Et comme je fais les choses bien, je suis allée dans ce théâtre situé en plein Montmartre, cerné par des bars équipés chacun de 3 écrans géants et dégorgeant leur clientèle sur les trottoirs et les voitures garées là. (Avis aux riverains : ne jamais garer sa voiture en face d'un bar diffusant la coupe du monde de rugby. Sauf si on veut offrir un lavage à base de bière à ladite voiture.) Mais je m'égare.

Huis Clos, donc, au Théâtre des Abbesses.
Deux cas de figures pour cette pièce que j’aime beaucoup : soit on l’a déjà lue/vue, et on sait dès le départ où l’on se trouve. Soit on ne l’a jamais ni lue ni vue, et l’on va mettre une bonne moitié de la pièce à comprendre (mais pas d'inquiétude pour votre santé intellectuelle, c'est pareil pour tout le monde).
Détail, me direz-vous.
Pas du tout, vous répondrai-je.
J’avais d’ailleurs à côté de moi une personne qui ne l’avait jamais vue, et je m’amusais des questions chuchotées : « Mais ils sont où ? Pourquoi il n’y a pas de décor ? C’est quoi ce bruit ? Et pourquoi ils ont chaud ? »
Je n’en dirai donc pas plus sur ce sujet. Lisez, et vous saurez.

Sur cette mise en scène de l’œuvre, je reste d'ailleurs un peu déçue. Le jeu des trois personnages ne correspondait pas du tout avec l’idée que je m’en étais faite en lisant le texte.
Garcin s’énervait là où je l’aurais vu calme, et inversement. L’acteur a construit un personnage un peu trop effacé, un peu trop dépassé par ce qui lui arrive, alors qu’il devrait être le leader du trio : c’est le premier à entrer sur scène, c’est le dernier à parler, c’est lui qui donne les directives, qui essaye diverses solutions (se taire et rester chacun dans son coin etc.)
Inès était ensuite beaucoup trop vieille, trop maigre, trop androgyne : elle ne correspond pas du tout à l’image d’Inès, qui est pour moi une femme très féminine justement, jeune, d’une beauté dangereuse, manipulatrice, dominatrice, castratrice. Le côté homosexuel du personnage était beaucoup trop appuyé. Inès est homosexuelle certes, mais elle cherche avant tout à dominer Garcin en dominant Estelle : c’est l’homme sa véritable proie, c’est sur lui qu’elle cherche à asseoir sa supériorité.
Estelle, enfin, était beaucoup trop mijaurée, et trop drôle. Estelle ne doit pas être drôle. Elle est légère, mais elle est sombre : elle n’arrive pas à porter le poids de son crime, un des pires qui puissent exister. Elle le cache, le renie, alors que les deux autres avouent les leurs spontanément. Elle séduit, cherche à s’attacher à tout prix (à Inès, à Garcin), mais c’est par désespoir.
En réalité, j’aurais vu tout ça beaucoup plus sérieux,  sombre, et tragique. Ça doit être mon côté « tragédie classique » qui ressort. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau et de plus profond qu’une tragédie où les hommes courent irrémédiablement à leur perte sans le voir ni le savoir.

Autre chose qui m'a gênée : les répliques étaient beaucoup trop enchaînées entre les acteurs. L'un répond à la seconde où l'autre finit de parler, et ça donne une impression de... théâtre justement. Dans la vraie vie, personne ne parle comme ça, parce qu'il faut écouter jusqu'à bout ce que l'autre dit, avant de pouvoir répondre (enfin certains ne le font pas, mais justement ils écoutent pas, donc je les compte pas). Tout ça donne une impression de "joué" et c'est un peu dommage...

Et puis détail très mystérieux : une statue du Christ mains liées et tête baissée qui reste en plein milieu de la scène du début à la fin. J'avoue que je ne vois pas d'explication à la chose...
Ou alors il faut donner dans le genre "le Christ n'abandonne jamais les pêcheurs, la rédemption est toujours possible etc." mais vu le contexte ça me semble un peu tiré par les cheveux.
Si quelqu'un a une interprétation plus logique...

Par contre le reste du décor était bien en adéquation avec l’esprit de la pièce : c’est-à-dire qu’il n’y en avait pas. On voyait le plateau entièrement, les rideaux des coulisses avaient été retirés, laissant visibles les cordes et les fils de la régie lumière, les chaises entassées sur le côté, et tout le reste.
Puis, au fur et à mesure, le plateau était de plus en plus encombré de bazar, d’objets de toutes sortes… Les acteurs étaient de plus en plus déshabillés, de plus en plus violents (scène de torture d'Estelle par les 2 autres, que j'aurais vue beaucoup plus psychologique que physique), de plus en plus essoufflés, rouges, transpirants.
Le crescendo de l'absurde a très bien été rendu de ce côté-là, jusqu'au "Continuons" final, qui traduit pour moi le sentiment d'impuissance par excellence.

Donc voilà. Bilan mitigé, certaines choses à retenir, d'autres non.
Et puis faut dire qu'en sortant on a plongé direct dans l'euphorie du bar d'à côté parce qu'on était à -15 minutes de la fin du match..., et qu'on a ensuite enchaîné sur la Nuit Blanche.

Somme toute, Huis Clos n'a pas été le moment le plus fort de cette soirée bien remplie...