mardi 27 novembre 2007

Emma

"Handsome, clever and rich"

Emma
Jane Austen
Penguin Classics, 2003
512 p.

Oui, j'ai mis très longtemps à le lire, je ne vous le fais pas dire. (Pour ceux qui ne suivent pas, j'avais commencé ce jour-là.)
Mais aussi j'ai des excuses !
- j'ai lu plein d'autres choses en même temps. Cf ce blog.
- j'ai du lire et présenter un manuscrit nullissime, qui m'a pris du temps parce que par acquis de conscience, je l'ai lu jusqu'au bout et croyez-moi, en vrai, au bout de la 3e page il aurait fini dans ma poubelle.
- il pleut (oui, c'est une raison tout-à-fait valable)
- et surtout je lis beaucoup moins vite en anglais.

Emma, donc !
Emma qui s'improvise "match-maker", et qui passe son temps à essayer de deviner qui aime bien qui, et qui devrait se marier avec qui, la recherche de mariage étant l'activité principale (pour ne pas dire unique) des jeunes filles de cette époque. Après la phase observation, elle passe à la phase "organisation du hasard" puis à la phase "lavage de cerveau" qui consiste à glisser à chacun des petites insinuations faisant clairement comprendre que l'autre est profondément amoureux/se. Comme quoi Amélie Poulain n'a pas été la première à inventer ce stratagème...

Sauf qu'avec Emma, ça rate.
Au fur et à mesure des révélations, le lecteur s'aperçoit que ses théories loooonguement élaborées sont toutes fausses et qu'Emma s'est trompée de bout en bout (y compris sur ses propres sentiments).

Autant le dire clairement, je n'ai pas accroché plus que ça. Il manque le dynamisme et l'humour qu'il y avait dans Pride and Prejudice, que j'avais vraiment préféré.
La mise en place est trop longue : au bout d'une centaine de pages, rien n'a vraiment commencé, et le personnage qui va donner du ressor à tout ça n'apparait qu'à la page 140...

On est d'autre part dans ce style anglais typique où la description des caractères se fait à travers les dialogues. C'est particulièrement éprouvant pour les personnages dont la caractéristique est de parler trop et de fatiguer tout le monde. Au lieu d'avoir une phrase ("Elle parlait trop"), on a la réplique qui dure trois pages et effectivement, oui, on se rend bien compte tout seul qu'elle parle trop. Et l'on est reconnaissant envers les autres personnages qui essayent bravement de la couper sans paraître impolis...

Et puis Emma m'est antipathique. Elle se pense au-dessus du lot de façon tellement naturelle et incontestée que ça m'énerve. Elle se lie d'amitié pour Harriet, mais d'une façon étrange, plus pour se donner le sentiment d'être bonne et généreuse envers une "inférieure" plutôt que par réelle affection.
Elle "l'éduque", la pousse à séduire un gentleman puisque, dit-elle, Harriet a maintenant de quoi prétendre à viser plus haut que son rang. Sauf que quand elle s'aperçoit que le gentleman en question, c'est celui qu'elle veut pour elle-même, d'un coup d'un seul, Harriet redescend tout en bas de la hiérarchie sociale, et Emma s'étonne qu'elle ait pu seulement oser penser à lui légitimement.

Après quantité d'effets de séduction (voulus ou non), et après quelques espérances de promotion sociale, on s'aperçoit au final que les mariages restent d'un conventionnel affligeant. Ceux d'en bas avec ceux d'en bas, ceux d'en haut avec ceux d'en haut.
Au moins, dans Pride and Prejudice, il y avait un mariage-ascenseur-social !

Et franchement, s'il n'y a même pas le côté "et l'humble bergère épousa le roi bon et respecté", à quoi bon écrire des histoires de mariage, je vous le demande.

Et puis, remarque bassement matérielle (mais je suis une fille comme ça, il faut vous y faire), j'avais acheté ce livre dans la collection Penguin Popular Classics, et bien je ne vous conseille pas. D'ailleurs, l'édition n'est même pas en vente sur Amazon, ils ont honte je suis sûre. Outre que la couverture soit d'une mocheté finie grâce à cette couleur résultat d'un mix entre vert pomme et caca d'oie, le maquettiste a visiblement eu pour mot d'ordre de COMPRESSER le texte, et il a réussi au-delà de ce qui est supportable. On lit du 40 lignes par page dans une police de 6 pouces max, et visiblement les marges intérieures sont passées à la trappe puisqu'on est obligé de casser le livre à mort pour pouvoir lire le début/la fin des mots. Après quoi l'on s'aperçoit qu'on a les pouces tout noirs et qu'on a laissé de jolies trainées d'encre sur les pages de ce papier recyclé horrible qu'affectionnent nos amis les Anglo-saxons... 
A lire donc (ou pas), mais dans une vraie édition.


"To restrain him as much as might be, by her own manners, she was immediately preparing to speak with exquisite calmness and gravity of the weather and the night ; but scarcely had she begun, scarcely had they passed the sweep-gate that she found her subject cut up - her hand seized - her attention demanded, and Mr E. actually making violent love to her* : availing himself of the precious opportunity, declaring sentiments which must be already well known, hoping - fearing - adoring - ready to die if she refused him ; but flattering himself that his ardent attachment and unequalled love and unexampled passion could not fail of having some effect, and in short, very much resolved on being seriously accepted as soon as possible. It really was so."

* je me permets de préciser que ça veut dire qu'il lui déclare sa flamme, et non qu'il lui fait l'amour avec violence, ce qui aurait été ma foi légèrement incongru.

mercredi 21 novembre 2007

Boule de Suif et autres nouvelles

"Puisque c'est son métier à cette gueuse !"

Boule de Suif
Guy de Maupassant
Nathan, coll. Carrés Classiques, 2006
120 p.

Et bien non, je n'avais même pas lu Boule de Suif à l'école moi !
Mais comme ça m'est tombé gratos dans les mains et dans une édition trop chouette (merci Nathan et Mme T, vous voyez je fais de la pub), que c'est un texte court qui se lit très vite et très bien, je me suis rattrapée.

Et j'ai été soufflée par l'ironie et la cruauté de Maupassant. Au service de la peinture d'une autre cruauté : celle des "honnêtes gens". Boule de Suif est une prostituée au grand coeur et qui a des principes : elle refuse d'avoir tout contact avec l'ennemi. Toute collaboration, si le mot de sonnait pas anachronique. Or, dans une auberge, son refus de céder à un officier prussien a pour conséquence d'empêcher une dizaine d'honnêtes bourgeois à voyager (fuir serait le mot exact, mais eux disent "voyager"). D'où : conspiration pour la faire céder, avec arguments de la plus haute morale, et foi la plus pure. Navigation chevronnée en pleine casuistique.

Plus j'avançais dans ma lecture et plus je lisais vite : d'abord "non, elle va pas céder, elle va pas céder..." puis "c'est pas possible, elle va se venger, elle va se venger..." et puis bing, la fin.
Le dernier mot - "ténèbres" - reste en bouche avec un goût amer...

Un Duel

Étrange nouvelle qui met en scène un Français, un Prussien et deux Anglais, chacun étant peu ou prou la personnification de son pays. Le Prussien, caricature de mépris, de méchanceté et de sadisme, est pour le coup très envahissant (car envahisseur). Les Anglais, eux, semblent "indifférents à tout, comme s'ils s'étaient trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde."
Maupassant a décidément une dent contre les Prussiens. Du coup il fait dans la catharsis, et se concocte par écrit un duel sur mesure contre son ennemi.

La Mère Sauvage

Autre nouvelle de guerre, assez cruelle. Maupassant y peint le désespoir qui conduit à se venger sur des innocents, coupables de ne pas être de la même nationalité. Autrement dit le cercle vicieux des représailles en temps de guerre. On sent que le patriotisme n'était pas un sentiment simple pour lui.
"Elle les aimait bien ses quatre ennemis ; car les paysans n'ont guère les haines patriotiques ; cela n'appartient qu'aux classes supérieures. (...) Ils ne comprennent pas ce point d'honneur excitable qui épuise en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue."
De quel côté se place Maupassant ? Difficile à dire.
Et d'autant plus difficile de juger l'"héroïsme atroce" de cette mère.


"Alors on conspira.
Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé,et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris tant les précautions du langage étaient observées. (...) Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : "Puisque c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu'un autre ?" La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa place elle refuserait celui-là moins qu'un autre."

dimanche 18 novembre 2007

Juste la fin du monde

"Pourquoi la mort devrait-elle me rendre bon ?"

Juste la fin du monde
Jean-Luc Lagarce
Théâtre de la Cité Internationale
Mise en scène : François Berreur
Avec : Hervé Pierre (Comédie Française), Danièle Lebrun, Elizabeth Mazev, Clotilde Mollet, Bruno Wolkowitch














Hier, il faisait froid, il faisait nuit, il y avait la méga-grève, et j'avais pas du tout de billet, MAIS j'avais envie d'aller au théâtre.
J'y suis donc allée (en voiture, d'où : bouchons), et me suis mise en quête de quelqu'un qui avait un billet en trop à me revendre.
Je me plante à l'entrée, essaye de repérer les gens qui veulent refourguer des billets : yen a pas. Je vais m'inscrire auprès du gentil monsieur de l'accueil comme "gens qui veulent un billet" : à vue de nez je suis 35e sur la liste. Chouette.
L'heure du pestacle avance [Jackie à la régie tu m'reçois ? balance le bruitage steuplé : tic-tac-tic-tac Merci Jackie], la tension monte... Je commence à me dire que je suis vraiment une tarée et que je vais devoir me refaire mes bouchons en sens inverse.
Puis, là, devant moi, un monsieur, un billet à la main, l'air totalement perdu de ceux qui regardent au loin, derrière les gens, seul au milieu de la foule... Je m'avance :
Moi - Bonjour Monsieur, vous n'auriez pas par hasard, un billet à...
Lui, me tendant son billet, et s'en allant - Ah parfait ! je cherchais quelqu'un à qui le donner...
Moi, voulant lui payer - Mais, vous ne voulez pas...
Lui, s'enfuyant, me criant de loin - non non ! gardez-le !

Dans l'ordre :
1e réaction : M'enfin ? Il est fou ? Ya des doux dingues, sur terre, j'adore.
2e réaction, plus suspicieuse : Pourquoi il est parti en courant le monsieur ? il m'a refourgué une bombe en fait ? déguisée en billet de théâtre ?
3e réaction : wouhou jackpot !! non seulement je vais au théâtre, mais en plus j'y vais gratos. Yeah.

Trop contente, surtout que c'était vraiment bien.

Pas joyeux par contre. L'histoire d'un homme qui revient dans sa famille pour leur annoncer sa mort prochaine. Famille haute en couleurs. Beaucoup de rancoeurs, de reproches, de souffrances. Puis il repart sans leur avoir rien dit. On se demande même si le personnage n'est pas déjà mort, et n'existe plus que dans l'imagination des membres de sa famille.

Ce texte magnifique sur la mort a été écrit par un homme qui allait mourir et qui le savait. (Jean-Luc Lagarce est mort du sida à 38 ans). De la colère à la résignation, de la révolte à l'indifférence, de l'amour à la jalousie, et jusqu'a la haine pour ceux qui vont "rester", tous ces revirements de sentiments sonnent justes, sont poignants.

Le choix de l'acteur qui joue Louis (le double de Lagarce) est étonnant : trop âgé, trop rond, trop bien-portant, trop "joli" pour ce rôle. On attendrait un physique beaucoup plus maigre, sec et tourmenté. Dans le style de Beckett. Ou de Lagarce, justement. Malgré cela, il apporte une présence et une humanité très touchantes.
Le cri final, vers lequel tend toute la pièce, est magistral : l'acteur crie de toutes ses forces, aucun son ne sort. Le silence qui en résulte est assourdissant. Bouleversant.
Impossible de ne pas penser à Munch et à son Cri.

Les autres acteurs sont tous excellents, excepté peut-être Bruno Wolkowitch, un petit peu en-dessous, pour ce rôle difficile du frère, "coupable de ne pas être malheureux", face à Louis. B. Wolkowitch, vous savez, c'est un des flics de la P.J. sur France 2 (ou 3? je sais plus).
Ce qui a fait dire à la jeune fille à côté de moi qui avait dormi pendant toute la pièce : "Ah bon il est connu ? Ah cool ! Bah je regrette pas d'être venue finalement !"
Tout est dit.


"Ce que je pense
(et c'est cela que je voulais dire)
c'est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l'ai pas fait."

vendredi 16 novembre 2007

Pourquoi lire les classiques

"Je suis en train de le relire"

Pourquoi lire les classiques
Italo Calvino
Traduction Jean-Paul Manganaro
Seuil, coll. Points, 1996
254 p.

Je continue sur ma lancée de lecture de critiques. Là je m'attaque aux grands.
Je me rends compte en lisant Calvino, qu'il ne suffit pas d'avoir lu un livre et d'en parler pour être "critique". Il faut aussi savoir écrire. Je m'en étais déjà aperçue en lisant les critiques de Sartre (notamment sur Jean Genet) : quand ce qu'on lit tient autant du texte littéraire que de la critique, le message est d'autant plus fort.
Faut-il être écrivain pour être critique ? Peut-être.

Ici : un premier chapitre très court dans lequel, avec un soupçon de didactisme mais beaucoup d'intelligence, Calvino donne ses définitions du "classique".
"Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : “Je suis en train de le relire...” et jamais : “Je suis en train de le lire...” "
Ou bien : "On appelle classique un livre qui, à l'instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l'univers."
Ou encore : "Est classique ce qui tend à reléguer l'actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur."
Quatorze définitions au total, chacune expliquée, chacune lumineuse.

Viennent ensuite les 31 classiques de Calvino.
Je n'ai lu que les chapitres qui traitaient d'oeuvres que j'avais lues. A savoir, Cyrano de Bergerac (États et Empires de la Lune et du Soleil), Diderot (Jacques le Fataliste), Flaubert (Trois Contes), Tchekhov, Conrad, Quenaud, et Perec (La Vie mode d'emploi).

Articles inégaux en taille, en intérêt, et en analyse.
Le chapitre sur Cyrano est en grande partie consacré à un résumé de l'oeuvre, simplement entrecoupé de citations. Dommage.
Sur Diderot : Calvino voit Kundera comme "l'écrivain contemporain le plus didérotien". Je n'y avais jamais pensé, et maintenant, ça me semble évident ! Ce mélange de roman sentimental, de roman existentiel, de philosophie et d'ironie, c'est exactement ça.
Sur Tchekhov, très bel article. Ça me donne envie de continuer mon incursion dans la littérature russe... Gogol, Gorki... Ça sera pour bientôt.
Et sur Quenaud et Perec : des chapitres beaucoup plus longs, plus fouillés, des analyses en profondeur. Pour Quenaud, sur sa vie, son caractère, ses oeuvres, ses recherches (sur la langue principalement). Pour Perec, sur la structure de La Vie mode d'emploi, la trame mathématique incroyable cachée derrière le texte. Rien d'étonnant puisque l'on sait que Calvino s'est beaucoup intéressé aux travaux et jeux de l'Oulipo.

Mais pour Calvino, les classiques, ce sont aussi les Anciens : Xénophon, Pline, Aristote... que je n'ai jamais lu tout simplement parce que l'idée ne m'en est même pas venue. Pour moi c'étaient des gens qui servaient à ce qu'on ait des textes à traduire en cours de latin. Mais peut-être pas, après tout... j'essaierai, tiens.

Et puis les classiques, ce sont aussi les grands textes qui ne font pas partie de notre culture occidentale. Les Sept Idoles, de Nezâmi, par exemple, classique de la littérature persane. Moins facile d'approche, néanmoins. Selon Calvino, le seul fait d'appartenir à une société monogamique ou polygamique change la structure narrative ; le contexte historique, la trame culturelle changent nos repères. La traduction fait perdre un peu du goût du texte.
But still. A lire.

Et puis, il faut définitivement, définitivement, que je lise Céline. Et Joyce. Définitivement.
Ne serait-ce que pour comprendre les critiques qui en parlent sans arrêt.

Ca nous fait un programme chargé, tout ça...

"L'idéal serait peut-être de percevoir l'actualité comme le bourdonnement de la rue - qui nous avertit, à travers la fenêtre, du trafic automobile et des changements météorologiques - tout en suivant le discours des classiques, qui résonne, clair et structuré, dans la pièce. Mais c'est déjà beaucoup si, pour la plupart, la présence des classiques résonne comme un écho lointain, hors de l'appartement envahi par l'actualité, par la télévision ouverte à plein volume. (...)
Reste que lire les classiques semble en contradiction et avec notre rythme de vie, qui ne connaît plus la lenteur du temps, les respirations de l'otium humaniste, et avec l'éclectisme de notre culture, qui serait bien incapable d'établir une définition du classicisme qui nous soit adaptée."

mercredi 14 novembre 2007

Gobseck


"La vie est un métier qu'il faut se donner la peine d'apprendre"

Gobseck
Honoré de Balzac
Nathan, Coll. Carrés Classiques, 2007
142 p.


Lire un roman court de Balzac, ça fait bizarre ! 50 pages dans l'édition de la Pléiade, et à peine le double dans cette édition de Nathan pour les lycées, très bien faite ! (et hop un petit coup de pub).

Surprise : on retrouve beaucoup de personnages de plein d'autres romans ! 
Oui, c'est le principe de la Comédie Humaine, je suis au courant. Mais ce récit a été écrit bien avant les autres, et c'est donc étonnant qu'il se situe chronologiquement bien après.
Anastasie par exemple, une des filles du Père Goriot, est devenue Comtesse de Restaud, et a un fils lui-même en âge de se marier. 

Le repérage dans la chronologie est rendu d'autant plus difficile, que ce roman a pris la forme d'un emboîtement de récits. On sait dès le début que Gobseck est mort. C'est donc le roman éponyme d'un personnage qui n'existe plus, mais qui est rendu vivant par la mémoire d'un autre personnage. Le narrateur raconte que Derville raconte l'histoire de Gobseck, dans laquelle Gobseck raconte lui-même une partie de sa vie.

Parenthèse qui n'a rien à voir : quelqu'un a déjà essayé de lire Les Mille et Une Nuits ? C'est illisible d'emboîtements, ce truc ! C'est du poupée-russe-style puissance 40, je me suis tellement perdue que j'ai arrêté.
Fin de la parenthèse. (Vous avez remarqué ? Je m'essaye à la clairitude, à la concisation et à la pas-trop-de-digressionisation)

Gobseck serait donc en réalité une sorte de cellule-souche de laquelle sont partis tous les autres romans. Un concentré de potentialités romanesques.
On y trouve déjà les 2 soeurs Goriot, Derville qui se balladera par la suite dans pas mal de romans (dont Le Colonel Chabert), Mme de Bauséant, la duchesse de Grandlieu que Lucien voudra épouser à la fin de Splendeurs et Misères, et on y parle d'Esther, petite-nièce de Gobseck, ex-courtisane, amante de Lucien et maîtresse du baron de Nucingen, le mari de Delphine Goriot (vous suivez ?)
On y trouve également en substance les figures des dandys (Maxime de Trailles et autres) qui peupleront Illusions Perdues.

On sent par moments que c'est un des premiers romans de Balzac : tous les personnages ont la même manière de parler. Qui est en fait le style de Balzac. La réflexion sur la différenciation des registres, l'oralité de la langue, l'argot (Vautrin), l'accent étranger (Baron de Nucingen), et le jeu avec le lecteur viendra plus tard.

Roman court, donc, mais on saura que chez Balzac, la brièveté n'empêche pas la richesse romanesque. Au contraire.


"C'était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort ; de même, cet homme s'interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. (...) Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup, s'emportaient ; puis après il se faisait un grand silence, comme dans une cuisine où l'on égorge un canard. Vers le soir l'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses métaux se métamorphosaient en coeur humain."

samedi 10 novembre 2007

Au secours, Houellebecq revient !

"Le malheur, l'argent du malheur et le sourire de la libraire"

Au secours, Houellebecq revient !
Éric Naulleau
Chiflet & Cie, 2005
128 p.

Études d'édition obligent, je me dois de faire un petit tour du côté de "l'autre côté" : la littérature vue par les éditeurs.
Ici, Éric Naulleau, directeur de la maison d'édition L'Esprit des Péninsules, se fend d'un petit ouvrage en 3 parties :
- une vision personnelle du paysage littéraire français actuel,
- un texte très court, d'une étonnante virtuosité (cf extrait),
- un réquisitoire en règles contre Houellebecq.

Personnellement, je n'ai lu de Houellebecq que la moitié des Particules élémentaires. Et encore, je me suis forcée pour arriver jusque là. Ce livre m'a dégoûtée. D'un côté, vous me direz, ça prouve que Houellebecq est capable de produire de fortes réactions sur son lecteur. Certes. Mais je ne vois pas l'intérêt de lire si c'est pour en sortir dégoûtée.
Ce que j'attends d'un livre, c'est qu'il me fasse réagir, réfléchir, éprouver des émotions, qu'il me perturbe, me fasse rire, me mette en colère, qu'il me choque...
Qu'il me dégoûte, non. Le dégoût, c'est le rejet et l'éloignement. Or il me semble que la littérature sert à construire...
Construire autant le lecteur que l'écrivain, d'ailleurs. Quand Naulleau parle de littérature, il parle de "l'inquiétude logée au coeur de l'écriture. L'inquiétude de celui qui cherche son chemin en même temps qu'il le trace."
Jolie définition, je trouve.

J'ai donc eu beaucoup de mal à comprendre le pourquoi de l'engouement pour Houellebecq. On m'a dit "lis Extension du domaine de la lutte (son premier roman), tu comprendras". Bon. Ce jour n'étant pas arrivé, je ne comprends toujours pas, et j'ai toujours, moi aussi, envie de crier "au secours" en voyant son nom s'étaler en énorme dans le métro.

Petit livre au vitriol donc, d'une ironie acerbe et mordante, dont la première partie, assez générale, est intéressante. Beaucoup de comparaisons et oppositions entres auteurs, citations à l'appui. Beaucoup de dénonciations aussi : de pressions, d'auto-censure, de conflits d'intérêts. Les rapports entre éditeurs et journalistes littéraires apparaissent pour le moins.... complexes. Surtout quand certains critiques sont eux-mêmes auteurs, ce qui n'est pas rare. Loyauté envers sa maison d'édition, véritable opinion, jalousie, revanche... tout ça se mélange dans un joyeux bazar, et par plumes interposées.

Une réserve néanmoins : certains passages sur Houllebecq sont très violents, et semblent relever plus de la haine que de la critique littéraire. C'est dommage, d'autant que cela nuit quelque peu à la légitimité du propos.
Ceci dit, même la haine s'exerce avec style chez Naulleau. Et il est vrai qu'il étaye solidement sa position en truffant son texte de citations de Houellebecq (romans ou interviews) particulièrement ignobles.

Tout ceci est présenté sous la forme d'une interview, ce qui a l'avantage de donner une dynamique au texte, mais l'inconvénient de ne pas être très crédible. Cela parait évident que les réponses sont écrites, surtout avec autant de citations intercalées. Du coup, quand on lit ça :
" - Mais est-ce que...
- Je me permets de vous interrompre, car etc.
- Ne croyez-vous pas que...
- Pardonnez-moi d'à nouveau vous couper etc."
on se permet de sourire gentiment. Même si on sent que c'est un jeu entre les deux éditeurs.

Naulleau se fait ainsi féroce pamphlétaire pour réagir contre ce qui l'inquiète, tout en remettant les choses en perspective, c'est-à-dire en replaçant la littérature (ou ce qu'on appelle littérature aujourd'hui) dans son contexte sociologique.


"A l'infini, de fortes vagues de fort vagues ouvrages dressés côte à côte sur leurs ergots et leurs égos, très approximatifs registres des très pauvres émois de Mois tyranniques et querelleurs. La masse et la nasse. Un banc de saumons qui cherchent la sortie, nagent furieusement dans le sens du courant vers les lumières au loin, se passent mutuellement sur le corps, finissent tous ventre en l'air avant que le pilon ne les broie menu pour en tirer la farine dont raffolent le Veau d'or et Crazy Mama, sa dingue de mère. Lâcher de spermatozoïdes tous pareillement obsédés par l'idée d'engrosser la postérité."